Tribune - Prix planchers : « Payer dignement le travail est tout autant l’affirmation d’un droit humain qu’une donnée économique et géopolitique »

En sanctuarisant un revenu minimal pour le producteur, non par obligation légale mais dans le cadre d’un cahier des charges citoyen, les mécanismes du commerce équitable, qui ont fait leurs preuves, peuvent inspirer de nouvelles régulations, affirme, dans une tribune au « Monde », Blaise Desbordes, directeur de l’ONG Max Havelaar France. Publié le 28/02/24

L’idée de « prix planchers » s’invite dans le débat sur le revenu décent des agriculteurs. Si elle est porteuse d’ambiguïtés suscitant parfois des réticences dans le monde agricole, il faut ici rappeler l’évidence : la nourriture est indispensable à la survie des humains, le fait de ne pas produire d’aliments n’est pas une option. Par conséquent, la viabilité de la rémunération des producteurs doit être organisée.

Garantir un revenu décent est un enjeu de société, de souveraineté, de survie. Payer dignement le travail est tout autant l’affirmation d’une éthique et d’un droit humain qu’une donnée économique et géopolitique. Oublions un moment l’opposition rebattue entre ce qui est juste et ce qui est nécessaire, les deux sont compatibles.

S’il existe un consensus dans la crise récente sur le fait de garantir un revenu minimum aux paysans français, pourquoi la notion de « prix plancher » suscite-t-elle alors tant de polémiques ? Pourquoi malgré une intervention massive de fonds publics et de réglementation ne peut-on instaurer ce qui est économiquement juste pour la partie paupérisée et précarisée des agricultrices et des agriculteurs français ? Les réponses sont forcément multidimensionnelles et complexes.

Un état d’incertitude permanent

L’imprévisibilité des prix et des débouchés fait partie des facteurs les plus déstabilisants pour l’exploitant. La volatilité des prix agricoles trouve ses racines dans une combinaison de paramètres tels que les conditions météorologiques, les politiques commerciales des Etats, la spéculation sur les matières premières, les aléas géopolitiques… Dans cet environnement, les prix des produits agricoles peuvent changer de manière brutale, laissant les agriculteurs dans un état d’incertitude permanent.

Le marché du blé, par exemple, a connu en trois ans une flambée liée à l’invasion de l’Ukraine, passant de 180 euros à plus de 400 euros la tonne, pour revenir actuellement à 200 euros(source Euronext). Qui peut organiser sa production dans de telles conditions ? La nécessité de mécanismes stabilisateurs est une évidence et de nombreuses initiatives ont été tentées dans l’histoire agricole européenne (prix garantis, quotas, etc.) avant que ces « normes » soient vilipendées et abandonnées au nom d’une approche doctrinaire du marché.

Or, depuis deux décennies, le fossé se creuse et de nombreuses exploitations disparaissent. Certains producteurs couvrent le risque lié à l’imprévisibilité par l’augmentation de la taille de leur exploitation, le recours aux marchés à terme, la spécialisation. D’autres tentent des alternatives comme les filières équitables, qui instaurent des prix planchers volontaires.

Sur les trois dernières années, le prix de marché payé pour le blé tendre a été 60 % du temps inférieur au prix plancher de l’équitable (selon l’estimation Max Havelaar, entre mai 2021 et septembre 2023). Si celui-ci avait été en vigueur, le producteur moyen de blé tendre aurait touché près de 7 000 euros de plus, donc 235 euros supplémentaires par mois, uniquement pour cette production. L’inquiétude permanente n’est donc pas une fatalité pour les producteurs.

Bonne intention et réalité concurrentielle

Depuis 2018, l’Etat a tenté d’apporter des réponses à la volatilité des prix agricoles dans le cadre des lois EGalim, mais sans franchir le pas en instaurant des prix planchers. Ni par la loi ni même en soutenant les cahiers des charges volontaires des filières équitables, pourtant plébiscités par les consommateurs. C’est dommage. Si EGalim impose de « prendre en compte » les coûts de production agricole au moment de l’achat à un exploitant de sa matière première, la loi n’impose pas de couvrir intégralement le coût du travail décent. La rémunération du travail reste la variable d’ajustement.

Les mécanismes du commerce équitable, à l’inverse, partent du but à atteindre, par exemple celui de sanctuariser un revenu équivalent à 1,5 ou 2 smics pour un producteur de lait. Ils calculent, sur cette base non négociable, le prix minimum obligatoire à verser par tonne de lait. Ce n’est pas par une obligation légale, mais dans le cadre d’un cahier des charges citoyen, que le revenu est ainsi véritablement sanctuarisé.

Dans le bras de fer entre fabricants et enseignes de distribution, la loi a aussi tenté de protéger le revenu agricole dans la négociation en autorisant les fabricants à déclencher une renégociation si leurs coûts viennent à augmenter durant l’année. Mais là encore, la bonne intention se heurte au mur de la réalité concurrentielle.

Les industriels vendeurs, sous pression, craignant pour leurs débouchés, ne sont pas en mesure d’obtenir le déclenchement de cette renégociation et souvent répercutent cette pression sur les producteurs. Où que l’on se tourne, le producteur est la victime finale de rapports de force dissymétriques. Les pistes de solutions se nomment ici contrats pluriannuels, mécanismes de partage de la valeur, transparence sur les marges.

Transparence, lien avec les consommateurs

En instaurant des prix planchers volontaires, les mécanismes de commerce équitable ont donc fait leurs preuves. Ils ont contraint des filières à plus de transparence, renoué le lien avec les consommateurs. Ils peuvent inspirer de nouvelles régulations. De larges franges de la population comprennent et acceptent la nécessité d’un prix reflétant une juste rémunération. Elles aspirent à ce que les coûts d’un environnement préservé soient intégrés de manière transparente au prix des produits.

Parmi les consommateurs, certains sont particulièrement décisifs : les acheteurs publics. Les marchés publics pèsent lourd, environ 15 % du produit intérieur brut dans l’Union européenne. Les mêmes lois EGalim leur fixaient une ambition de 50 % de produits de qualité – dont 20 % de bio – dans l’approvisionnement de la restauration collective. A peine 11 % d’entre eux ont atteint l’objectif de la loi, faute du volontarisme nécessaire.

Pourtant, les acheteurs publics – les collectivités soucieuses du local en particulier – peuvent changer la donne et être un vrai levier de sortie de crise via des produits certifiés « juste rémunération des producteurs ».

Fixons-leur un objectif, par exemple 20 % d’ici à la fin 2025. Et incitons les enseignes à faire de même puisqu’elles disent vouloir se tenir aux côtés des producteurs : 10 % de lait équitable dans leurs rayons décuplerait à 1,55 milliard d’euros le poids du lait équitable en France. Cela donnerait une impulsion décisive au nouveau régime d’équité que la société appelle de ses vœux.